Outrages aux mathématiques et autres bonnes mœurs. Paru dans Lettres à Alan Turing chez Thierry Marchaisse en 2016. Cher Alan, Je ne peux croire que tu aies inventé ta fameuse machine pour seulement refaire ce que Gödel avait fait très bien et de manière convaincante : mettre en évidence certaines limites de la logique. Son petit stratagème arithmétique, où il transforme tout le langage, lettres, symboles et phrases compris, en simples nombres entiers, pour être finalement calculé par lui-même, fonctionnait parfaitement et suffisait à inquiéter les tenants de la logique absolue. D'ailleurs il ne faisait que redire de façon doctement élaborée ce que Russell et Whitehead avaient mis à jour avec les ensembles qui se contiennent ou ne se contiennent pas. Et eux-mêmes enfin ne faisaient que donner de la chair mathématique au vieux paradoxe de salon, le barbier qui rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, etc. Alors toi, qui étais certainement conscient de cette situation, où allais-tu ? Je m'interroge sur tes véritables intentions. Avec le confortable recul d'un demi-siècle, je pense que tu décidais de faire aux mathématiques un cadeau empoisonné, aussi léthal que l'ultime pomme que tu as croquée dans les derniers instants de ta vie sur Terre. Tu nous as balancé, avec ta machine, un immense et imparable Outrage aux Mathématiques. Tu n'as pas, comme Blaise Pascal dans un autre siècle, simplement fabriqué un outil de calcul pour faire des aditions et des multiplications. Tu as réalisé ce que Pascal aurait peut-être fait si un accident de carrosse et un traumatisme crânien ne l'avaient éloigné des mathématiques et mis en contact direct avec l'au-delà pour accumuler des "pensées" d'une logique peu mathématique. Tu as bâti un outil bien plus puissant, pour gérer le raisonnement hors du crâne humain, justement. Tu n'as pas non plus, comme Charles Babbage, voulu construire l'ultime trieuse, capable de classer, ordonner et calculer des statistiques à l'usage des gouvernements. Sa machine était dotée de rouages qui allaient plus loin que ceux de la machine de Pascal, mais il travaillait trop tôt, et ne disposait que de relais logiques métalliques qui ne pouvaient que préfigurer maladroitement ce qu'allait faire l'électronique. Quand ton tour est venu, tu as construit un outil très personnel dont le danger est double. En premier lieu, il contient une cellule d'instructions qui peut être modifiable. Ce ne sont plus des rouages taillés dans le métal, pour moudre indéfiniment de la même manière les nombres qui leur seront soumis. Ce sont des suites d'instructions logiques que l'utilisateur peut modifier et complexifier à son gré, pour un univers indéfini d'usages qui t'échappent, au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Sous cet aspect, tu es un Pascal qui aurait livré sa machine comme une boite à outils, à charge à l'utilisateur d'assembler les rouages pour son usage personnel. Donc premier danger : émergence d'une machine suffisamment versatile pour être organisée de manière à se prendre elle-même comme objet de calcul et donc, outre un point de vue nouveau sur les résultats de Gödel, tu installais la possibilité de machines dotées d'une réflexion sur elles-mêmes. Que ta technologie, comme on va le voir, soit une impasse pratique, est négligeable devant la preuve théorique que les machines intelligentes pouvaient être envisagées. D'ailleurs, étais-tu informé, en élaborant ta machine, des travaux de Arthur Scherbius ? Dès 1918 il avait déposé le brevet de sa machine à coder "Enigma" et ne s'en cachait pas puisqu'il tentait de la vendre commercialement. Elle rendait d'un coup obsolètes des générations de codeurs géniaux mais manuels et papier-crayon. L'électricité faisait son apparition dans la logique pour inaugurer une nouvelle ère de cryptographie. Il serait ironique que ses rotors mobiles t'aient inspiré les lignes mobiles de tes programmes, dix ans avant que tu ne t'appliques, en temps de guerre, à déjouer précisément les productions secrètes d'Enigma. Incidemment, en créant ta machine, autant tu as abouti dans ton projet théorique, autant tu es passé à côté de la réussite pratique et industrielle. En bon héritier des utilitaristes du dix-huitième anglais, qui théorisaient une organisation panoptique du travail et installaient des postes de commandes surélevés pour mieux régir et surveiller les ateliers, privilégiant l'information descendante et négligeant l'information montante, tu as situé les instructions de commande de ta machine hors de la machine elle-même. Ce faisant, tu as ignoré l'architecture efficace de Konrad Zuse, qui à la même époque situait ses programmes sur le même support que ses informations et fondait une informatique efficace, celle qui allait révolutionner la fin du vingtième siècle. Mais je ne pense pas que tu en aies souffert, en bon oxfordien, les réalisations pratiques devaient te barber terriblement. Tu as figuré dans divers projets de recherche sans faire preuve d'une grande implication. Pour appréhender le second danger de ta machine, il faut prendre un peu de recul pour bien voir où tu te situes. Le mathématicien classique se complaît dans le commerce avec un univers logique hors du temps, dont il maîtrise royalement l'étendue et le parcours. Seul son propre temps humain existe et le déroulement de ses mathématiques lui est entièrement soumis. Peu importe qu'il mette un siècle entre le début d'une démonstration et son aboutissement, ses mathématiques attendent son bon vouloir avec une patience infinie. Aucune vie propre ne leur est accordée. Infiniment statiques, les entités mathématiques sont posées pour l'éternité ou jusqu'aux prochains développements que leurs mathématiciens et maîtres choisiront de leur dispenser. Mais toi, Alan, en posant le pied sur cet univers glacé, tu l'as brisé, ou au moins fissuré en introduisant le temps. Pour abstraite et imaginaire que soit ta machine, elle existe en installant un déroulement d'actions, avec la présence d'un bouton imaginaire qui va déclencher ce déroulement. Tu décris un état de la mémoire, tu poses la série d'instructions constituant ton programme, tu appuies sur le bouton "commencer" et c'est là que tu produis ton résultat fondamental, en observant ... le temps: va-t-il être fini ou infini ? Je laisse de côté ton dilemme fondamental — fini ou infini —, pour ne retenir qu'une chose, plus fondamentale pour moi ici : il y a présence de temps. Tu te situes exactement là où ça fait mal, au point sensible à mi-chemin entre le plan totalement théorique de Gödel, porté par ses nombres, donc ancré dans les mathématiques éternelles, et la technologie totalement pratique de Zuse, qui ouvre un champ illimité d'applications, mais sans l'ambition de réfléchir sur lui-même. Tu restes assez proche des mathématiques pour leur imposer un miroir carrollien où elles vont devoir se regarder dans une nouvelle perspective, celle du temps. Elles vont devoir émerger de leur univers intemporel pour accepter de s'étendre dans un univers doté de la dimension supplémentaire du temps. D'emblée, la logique fixe aristotélicienne du vrai et du faux doit s'effacer devant une logique du déroulement, où les vérités sont indéfiniment en devenir. Je te vois très bien observant d'où tu es, d'un air goguenard, les mathématiciens feignant d'ignorer le pavé que tu leur a lancé. Mais pourquoi leur jeter cette pierre ? Toi-même n'as pas été plus loin. Tu n'as pas construit sur les implications et les retombées de ta machine. Sauf à imaginer le raid de mathématiciens traditionnalistes détruisant rageusement tes notes, tu ne sembles pas avoir esquissé l'architecture des mathématiques 2.0 impliquées par l'existence de ta machine et à l'heure où j'écris le temps n'intervient toujours pas dans la démonstration d'un théorème. En fait, tu as parfaitement fait ton travail de sape en installant une fissure fondamentale, mais personne ne peut terminer seul un tel projet. Aucun relai n'a été pris pour continuer ta révolution et là j'ai envie de prendre l'exemple d'un événement contemporain de tes dernières années. Quand Rosa Parks, peu avant ta mort, a bravé l'interdiction faite aux noirs d'occuper dans les bus américains les place réservées aux blancs, une foule s'est levée, menée par Martin Luther King Jr pour la suivre et la soutenir. Sa fissure a engendré la fracture de la ségrégation raciale de son pays. Toi, tu es resté seul dans ta stature de provocateur, jusqu'à ton dernier outrage aux bonnes mœurs. En refusant de nier ton homosexualité, tu te démarquais une ultime fois de la pensée traditionnelle, sans trouver le moindre soutien malgré ta notoriété. Tu avais un demi-siècle d'avance. Combien de siècles as-tu d'avance sur le plan des mathématiques ? Pierre Berloquin