Un Prague - Chaumussay
Sans surprise, les premiers malaises survinrent rapidement. On ne frète pas impunément, par gros temps, un direct Prague-Chaumussay. La sinistre silhouette des Carpates se devinait à peine à travers les faubourgs de Prague qu’un premier coup de la secrète sonnette interne signalait au mécanicien, qui n’y pouvait mais, qu’une passagère du pullman de première avait tenté de se défenestrer. Il avait bien noté, le mécanicien, que les escarbilles étaient propulsées par un vent d’ouest antagoniste, plus vicieux qu’à l’habitude. Ses lunettes sombres de service, à volet de cuir pariétal, le protégeaient de leurs impacts et rien dans le règlement ne le tenait responsable des états d’âme d’une de ses passagères, fût-elle une grande duchesse (Jonathan le contrôleur s’était faufilé sur la passerelle du tender pour lui apporter cette précision. Il examinait néanmoins les possibilités. Une escarbille suffirait, peut-être incandescente, peut-être insérée entre le globe oculaire et son orbite, à engendrer une douleur intolérable à laquelle une personne sensible n’envisagerait qu’un remède irrémédiable : sortir à la fois du train et de la vie. Plongé dans la logique de ces pensées, le mécanicien ne vit pas la machine qui l’accompagnait sur une voie parallèle. Elle était d’autant moins visible qu’elle était impensable. En premier lieu, puisqu’il roulait à gauche comme tous les européens, il ne pouvait tout simplement pas imaginer une seconde voie, encore plus à sa gauche, portant un accompagnement ferroviaire. Quand il vit cette compagne impossible, son incompréhension fut multipliée. La machine fantôme était une machine haut-le-pied, ne tirant donc aucun wagon. Son seul passager était son propre chauffeur. L’individu ne portait aucune lunette de protection, ce qui laissait apparaître un visage effrayant, où des lèvres retroussées ne dissimulaient pas, mieux, mettaient en valeur des canines aiguës et disproportionnées. La nature surnaturelle de l’entité était révélée par les contours légèrement scintillants de son image. En quelques secondes, le mécanicien comprit l’horreur qui se tramait : il conduisait une puissante créature surnaturelle destructrice jusqu’à Chaumussay. Une seule réaction possible s’imposa : tout faire pour éviter l’entrée à Chaumussay de cette créature. Il faut sauver Chaumussay de la contamination surnaturelle ! Sauver Chaumussay à tout prix ! Le mécanicien fit venir Jonathan, qui partagea immédiatement son horreur. “Jonathan, j’ai besoin de votre aide et deux actions s’imposent. À La-Roche-Migenne, où un arrêt est programmé pour renouveler la chaudière, vous allez en bénir l’eau.” “Impossible, chef, ce n’est pas dans ma description de poste.” “Je vous en donne l’ordre, Jonathan et si vous refusez, je vous bénis sur le champ.” “Ah non, chef, pas ça ! “ “Merci d’accepter votre rôle, Jonathan. La vapeur bénie va faire des merveilles en baignant le surnaturel. Par ailleurs, nous allons rassembler tous les crucifix, rosaires, missels, chapelets et objets de piété se trouvant dans le train et les coller sur la vitre de ma cabine, face à la créature. “ La collecte des objets de piété se fit d’autant plus facilement qu’un grand nombre de voyageurs les avaient à la main pour tenter de conjurer les malaises qui les tenaient depuis le départ. En passant Port-de-Pile, non loin de Chaumussay, l’atmosphère était nettement plus légère et l’image de la créature commençait à perdre de sa visibilité. À la gare d’Étableau, la créature était à peine discernable. En entrant dans Chaumussay, le direct de Prague était d’une clarté et d’une pureté évangéliques, vierge de tout voile maléfique. Chaumussay était sauvée. Chaumussay était sauvée. Text paru, sauf quelques paragraphes rebelles, dans cinéMo'Bohême ligérienne, mai-juin 2024. Pierre Berloquin