Les Machines Célibataires (théorie et pratique de) grille pour un monde poëtiquement correct Article paru, sauf quelques modifications mineures, dans Les Chroniques de l’Hypermonde en 1995. Détails d'un enseignement donné à Paris VIII les années précédentes : Théorie et Pratique des Machines Célibataires. Mon hypothèse de départ est que le monde de l'art et le monde industriel, vécus par les mêmes êtres humains, peuvent et doivent échanger leurs philosophies et leurs problèmes. Je suis donc fondé à appliquer à la problématique actuelle de l'industrie les réflexions et les travaux de créateurs artistiques de la première moitié du siècle tels que les surréalistes. En ce qui concerne l'investissement considérable que nous consacrons actuellement à notre interaction avec les machines, nous avons un trésor d'outils de réflexion à puiser dans ce que ces créateurs ont ressenti, représenté et exprimé. En particulier, une analyse serrée montre que la vie et l'œuvre de Marcel Duchamp sont au centre de ces préoccupations et dégage les éléments fondamen-taux d'une réflexion contemporaine efficace. Je me propose ainsi de fonder de manière durable un point de vue pratique sur les relations de l'être humain et de la machine, et de déboucher sur une grille d'évaluation pouvant servir de repère et de boussole dans l'univers homme-machine que nous sommes en train de construire. Pour ce faire, j'entreprends de bâtir un pont aussi rigoureux que possible entre les préoccupations de Marcel Duchamp et de ses contemporains et celles des constructeurs actuels de machines et d'interfaces électroniques. Une partie de ce chemin a été suivi, d'une manière poétique, par Michel Carrouges, qui est allé de Duchamp à la littérature dans les années cinquante. Il reste à parcourir aujourd'hui le chemin complet, des arts plastiques à l'industrie, en s'armant d'outils de travail assez solides pour assurer la validité du résultat, mais aussi assez souples pour respecter la délicatesse du contenu. Rappelons quelques points de la vie de Marcel Duchamp fondant mon propos. Né à la fin du XIXème siècle, il est fils d'un notaire normand, dont la fille et les trois fils deviennent artistes, peintres ou plasticiens, et qui l'accepte, leur assurant même un subside minimum jusqu'à un âge avancé. Il est vrai qu'il y avait déjà des artistes dans la famille. Marcel, après une solide éducation, monte à Paris et fait des premiers tableaux peu innovateurs par rapport à l'art ambiant de l'époque, entre l'impressionnisme et le fauvisme. Sa rencontre avec le cubisme est une révélation. Il en pousse aussitôt la logique au delà des idées de ses fondateurs, en introduisant le premier la dynamique du temps, cette quatrième dimension à laquelle il conservera toujours une grande importance. Les cubistes (déjà) traditionnels sont atterrés. Gleizes, en particulier, exige que le "Nu Descendant un Escalier" soit retiré de leur exposition de 1913. N'ayant d'ailleurs pas le courage de l'ordonner directement à Duchamp, il le lui fait transmettre par ses deux frères. Duchamp ne sera accepté par les musées français que plus de cinquante ans plus tard (une toile au Centre Pompidou). Duchamp part aux États-Unis, où son Nu fait sensation à l'Armory Show. Il accomplit quelques années plus tard une seconde révolution : les "ready made". Il expose d'abord une roue de bicyclette, puis signe son fameux urinoir. Ces ready made sont en fait le fruit d'une réflexion logique : en tant qu'artiste, mon travail consiste à prendre un nombre considérable de décisions : couleurs, traits, formes, emplacements, etc; pourquoi ne pas passer à la limite et produire une œuvre qui soit le résultat d'une seule décision; j'aboutis ainsi à sélectionner un objet déjà fait et à le signer. Il travaille ensuite huit ans, de 1915 à 1923, à son œuvre maîtresse, le grand verre intitulé "La Mariée mise à nu par ses célibataires, mêmes". Après de nombreuses œuvres diverses, d'une grande richesse de contenu conceptuel et philosophique, il laisse une ultime réalisation posthume, "Etant donné : un la chute d'eau, deux le gaz d'éclairage", qu'il qualifie d'"approximation démontable". La quatrième dimen-sion a joué un rôle considérable dans l'œuvre de Duchamp (lire à ce sujet l'ouvrage (introuvable) "Voyage au pays de la quatrième dimension" de Pawlowski). Ses œuvres cubistes dynamiques représentent les multi-ples intersections du plan et d'un espace à quatre dimensions. Dans chaque œuvre un détail a pour but d'évoquer l'existence d'une autre dimension. Les titres mêmes de ses œuvres visent souvent à provoquer le déclic qui fera plonger le lecteur, lui fera prendre conscience qu'il ne voit qu'une projection d'un espace plus riche. Duchamp plaît aux surréalistes qui le considèrent d'emblée comme un des leurs. Il n'adhéra jamais officiellement au mouvement. Il n'en fut jamais exclu. La révolution de Duchamp est de nous forcer à reconsidérer la notion d'art. Il le dit dès les années 20, mais clarifie sa pensée dans les années 60. L'art exige la présence de deux partenaires : le créateur et le "regardeur", le "témoin oculiste", pour reprendre les termes de Duchamp. L'artiste pose un objet comme objet d'art, le témoin le reconnaît comme tel. Cela nous conduit aujourd'hui à deux cas limites : - l'art brut, où l'auteur se sait pas lui-même qu'il est artiste, les spectateurs ayant l'entière responsabilité de considérer son œuvre comme artistique - l'art conceptuel, où l'auteur tente d'assumer cette responsabilité, tente de se passer du regardeur, produisant pour cela des volumes d'écrits et de paroles autour d'un objet qui n'est plus qu'un truchement. Un aspect remarquable de la vie de Marcel Duchamp est son désintérêt délibéré pour la commercialisation de ses œuvres, les cédant toujours pour des sommes symboliques et tirant ses revenus d'autres sources (leçons d'Echecs, de français, etc). La présence de la machine dans l'œuvre de Duchamp n'est pas une surprise. La machine progresse lentement, depuis plusieurs millénaires, dans son insertion dans la société humaine. Sa présence est plus nette depuis la Renaissance. Descartes consacre un ouvrage entier, plus poétique que scientifique, à expliquer le fonctionnement du corps humain par un modèle machiniste. La machine est un objet, une inspiration, une référence constante de l'art plastique et pictural depuis un siècle, et en particulier pour les peintres surréalistes, dont Picabia, l'ami le plus proche de Duchamp. Les surréalistes littéraires ont été jusqu'à faire d'eux-mêmes des machines, avec l'écriture automatique. La machine est une présence fondamentale dans l'œuvre de Duchamp. Le grand verre de Duchamp, "la Mariée mise à Nu par ses Célibataires, mêmes", concentre sa réflexion sur la relation homme machine et force notre attention pour un faisceau de raisons : - l'œuvre est au centre de la vie de Duchamp et l'aboutissement de plusieurs œuvres préli-minaires et de nombreu-ses années de recherche - Duchamp s'y est référé tout au long de sa vie - les surréalistes en ont fait une référence centrale, jusqu'à associer à son titre le titre de leur revue (Le Surréalisme, même) - après que l'original ait été brisé au cours d'un transport, plusieurs musées à travers le monde ont pris la peine d'en réaliser des copies scrupuleusement fidèles et authentifiées par Duchamp (Londres, Stockholm, Philadelphie, Tokyo) - l'analyse de Michel Carrouges révèle l'importance de son modèle pour rendre compte de nombreuses œuvres d'auteurs majeurs (Verne, Kafka, Jarry, Huysmans, etc) Essentiellement, la valeur du grand verre est de mettre dramatiquement en scène deux classes de protagonistes : les êtres humains d'une part, représentés par les célibataires, les machines, d'autre part, représentées par les mécanismes commandés par la "mariée". Il révèle et projette le "mariage célibataire", éternellement tenté et éternellement impossible de l'être humain et de la machine. L'aspect machiniste de la mariée est dévoilé et littéralement mis à nu de plusieurs manières : - par l'affirmation même du titre - par la description figurative même - par la transparence même du support verrier de l'œuvre. Le mot "même", lui-même, est le déclic final sur la construction, tentant, du propre aveu de Duchamp, de provoquer un coup d'oeil instantané sur un autre univers dont celui-ci n'est qu'une intersection. On prendra "même" comme l'indice (au sens mathématique) du monde-parallèlisme. L'ensemble vise donc à livrer au "regardeur oculiste" une dénudation ultime de la mariée-machine. Il entreprend de soulever définitivement la jupe décente du progrès, pour nous claquer aux yeux les dangers d'absurdité et de cruauté des irrésistibles épousailles de l'humanité et du machinisme. Il nous présente un outil de compréhension de la relation homme-machine, sous forme d'un système de référence : la MACHINE CÉLIBATAIRE. Aussi bien, puisque nous sommes, plus d'un demi-siècle plus tard, engagés dans un mariage maintenant indissoluble avec la machine, nous pouvons revenir de la vision de Duchamp avec des armes pour comprendre l'univers qui est entrain de se construire, nous y situer, en déjouer les pièges, et, peut-être, nous-mêmes, en JOUER. Une première élabora-tion du concept de machine célibataire consiste à le confronter à de nombreuses œuvres littéraires ayant une parenté très forte avec le verre de Duchamp : • La créature de Frankestein de Mary Shelley • L'Eve Future, de Villiers de L'Isle-Adam • Le Surmâle d'Alfred Jarry • L'Invention de Morel, d'Adolfo Bioy Casares • La Colonie Pénitentiaire de Franz Kafka • etc L'analyse conduit à définir un système type machine célibataire comme comportant quatre attributs : • un ou plusieurs acteurs humains, fortement impliqués dans une relation avec une machine • une règle, déterminant l'existence du système • des observateurs, ou "témoins oculistes", constituant la galerie qui ajoute une dimension de spectacle • un mythe, donnant un contenu et de la consistance au fonctionnement du système; or un mythe présente trois aspects complémentaires : - une histoire énigme logique, nœud de résistance rationnellement inacceptable - un autre temps, parallèle et irréductible au temps historique (l'illud tempus) - un outil de vie : revivre un mythe est une inépuisable source d'énergie. Aujourd'hui, les technologies contemporaines nous interpellent fortement sur nos modes de création et d’utilisation des univers multimédia. Or la machine multimédia que constitue le cerveau humain a produit depuis longtemps des structures externes l’aidant à s’approprier ces univers complexes. Les espaces ludiques en sont une catégorie particulièrement développée et d’autant plus riche d’enseignements qu’elle apparaît libre de contraintes de production immédiate et donc ouverte. Les espaces ludiques se caractérisent en premier lieu par la multiplicité de leurs habitants et la diversité des niveaux d’implication de ces habitants. Ainsi, l’espace ludique d’un jeu héberge typiquement : • des auteurs, les constructeurs de l’espace • des enseignants, diffuseurs de la connaissance de l’espace • des joueurs, dotés d’une autonomie variable, acteurs humains du jeu • des objets de jeu, dotés d’une autonomie variable, acteurs internes du jeu • des stratèges, analysant et bâtissant des schémas d’exploration • des observateurs, la « galerie » observant et commentant le jeu des joueurs Contrairement aux autres formes d’art, le jeu n’est pas prisonnier d’un média particulier, mais s’épanouit dans et envahit volontiers toutes les formes d’expression. Par ailleurs, un espace ludique est caractérisé par ses qualités homéostatiques. Une règle est une entité qui, bien qu’abstraite, se reproduit indéfiniment identique à elle-même, à travers les langues et les cultures, sans subir l’érosion habituelle des textes, mais en luttant au contraire efficacement contre l’érosion des joueurs et de leurs stratégies. Enfin, un espace ludique est revêtu d’un microcosme plus ou moins stylisé, son mythe. Ce mythe se présente comme une justification de la règle du jeu. Il en est en réalité une approximation extrêmement lointaine et l’analyse logique montrerait souvent que le couple est totalement arbitraire, toute règle pouvant fonctionner, avec un peu d’ingéniosité, en liaison avec tout mythe ludocosmique. Une règle a néanmoins besoin d’entrer en symbiose avec un mythe pour exister en tant que jeu. Une façon pratique de rendre compte de cette conjonction de la règle, du mécanisme homéostatique, de la galerie et du mythe, est de décrire un jeu comme une machine célibataire au sens strict, selon le concept surréaliste développé par Marcel Duchamp et Michel Carrouges. Un tel jeu présente en effet : • un ou plusieurs joueurs-acteurs entièrement soumis (au moins dans le temps et l’espace du jeu) à un système-machine • une règle rigoureuse, imposée au joueur et fonctionnant comme ressort de la machine • une galerie d’observateurs, indispensables pour la constitution du jeu en spectacle • un mythe donnant un sens et un microcosme à l’action ludique La machine célibataire de la structure générale de jeu présente l’avantage d’une part d’avoir bénéficié d’une période de développement pratiquement aussi longue que l’histoire humaine, d’autre part de s’offrir à nous sous une très grande variété d’instances diverses : les jeux. Les jeux sont des machines célibataires affinées au cours du temps. La structure de Machine Célibataire est ce qui garantit aux jeux leur pérennité : la présence équilibrée des quatre composantes est chaque fois essentielle pour l’existence, l’intérêt et la durée de vie d’un jeu. L’ensemble constitue une des plus riches références disponibles comme école de haute mer au moment de réfléchir sur les techniques de navigation multimédia. On pourra, avec cette grille des quatre critères, tester tous les aspects du développement actuel du multimédia et distinguer les sites ayant atteint une maturité au moins égale à celle du jeu, de ceux qui ont manifestement besoin d’une évolution et de nos efforts. Notre auscultation, avec cet instrument, de quelques sites remarquables, spatiaux ou temporels, de l’espace multimédia, ne tentera pas une cartographie systématique, mais engagera plutôt un premier trekking de reconnaissance. On parcourra indifféremment le multimédia sur ses deux types de supports, disque local ou réseau distribué. Le multimédia en général D’un point de vue global, le multimédia en tant que secteur d’activité ne présente que deux des quatre critères : - les joueurs : un grand nombre de passionnés sont engagés dans l’action sous toutes ses formes - la galerie : le domaine est abondamment spectacularisé, puisque, par exemple, une profusion de médias annexes comme les revues papier ou télévisées l’observent, le décrivent et le commentent Il manque à l’évidence à la fois des règles et des mythes. Tout se passe comme si nous étions en train de vivre un temps tellement élémentaire et primordial qu’aucune structure ne peut déjà se constituer et qu’aucun héros ni parcours héroïque ne peut déjà émerger. On pourrait s’attendre à ce que la galerie, par sa seule présence et son activité propre d’observation et de commentaire, engendre les mythes qui font défaut. Il n’en est rien. Après plusieurs années d’existence, les acteurs, créateurs ou autres, ne sont toujours pas glorifiés. (On fera, par exemple, la comparaison avec le Rock, ou dès le début, les idoles sont apparues et ont joué des rôles essentiels) Le surfing sur l’Internet Une activité favorite d’une majorité de connectés à l’Internet est de « surfer » de site en site, par curiosité, dans le but de découvrir le plus grand nombre de contenus divers, sans but précis. Ce butinage peut se faire - de manière interne, en sautant d’un site à d’autres sites évoqués au moyen de liens, explicites ou HTML - d’une manière externe, en se connectant à des adresses décrites dans des magazines - de façon spécifiquement « surfing » en suivant, sur certains sites les avis des grands amateurs, publiant par exemple « le site du jour ». Le surfing ne présente que deux des critères - les joueurs sont nombreux et actifs - un mythe commence à émerger, celui de Grand Explorateur du réseau. Par contre, aucune règle, locale ou générale, ne fait surface et le spectacle est limité à ce que voit chaque joueur, il n’est pas repris à un niveau supérieur pouvant constituer une galerie. Il y a donc ici matière à développement intéressant, où l’on inventera des règles de jeu de surf et des formes de spectacles permettant de constituer l’aspect complémentaire de galerie. L’émergence de l’Internet Il est particulièrement intéressant de noter que l’Internet, qui aurait pu émerger et se répandre dans le grand public il y a dix ans (les technologies et les structures nécessaires étaient déjà là, disponibles), ne le fait qu’aujourd’hui, après l’installation de base du multimédia sur CD-ROM dans le grand public. On est fondé à penser que l’expansion de l’Internet joue un rôle complémentaire à l’expansion du multimédia local ou distribué par disques. Ce rôle peut être à la fois : - une cohésion des acteurs, qui prennent conscience de leur communauté et éprouvent le besoin de communiquer entre eux, donc un resserrement de l’efficacité des règles de jeu - un miroir, qui offre une mise en spectacle quasi immédiate des événements de la communauté, donc un développement mondial de l’effet galerie. Ainsi, les réseaux et le réseau central Internet se présente comme un organe doublement nécessaire pour assurer la complétude de l’univers multimédia considéré comme une vaste machine célibataire à son niveau général. Les forums Ils sont parmi les sites les plus aboutis de l’espace multimédia. Ils présentent à la fois : - les joueurs : ceux qui écrivent les contributions - la galerie : un forum est par excellence un espace d’observation et d’auto-observation, visiteurs et contributeurs participant tous du spectacle - la règle : un ensemble de règles précises de fonctionnement et d’éthique s’est répandu sur tous les réseaux - les mythes : aucun forum n’existe gratuitement, mais au contraire se fonde et se développe dans le but de fonctionner sur un thème précis et bâtit sa propre mythologie. La limite des forums est pourtant au niveau de ces mythes : les thèmes restent très pragmatiques et manquent de richesse mythologique. On peut penser qu’une évolution se fera rapidement sur ce point au fur et à mesure de l’extension du multimédia à un public plus large, de plus en plus dégagé des soucis technologiques. Les jeux Ils sont les sites les plus aboutis de l’univers multimédia. Investissant le nouvel univers avec armes et bagages, ils s’y installent évidemment avec l’ensemble de leurs qualités. Leurs joueurs, leurs règle, leurs mythes et leurs galeries sont clairement là. On peut toutefois regretter le manque de personnages humains dans leurs galeries mythologiques : les créateurs et les grands joueurs restent inconnus. Le commerce Le jeu du business en espace multimédia offre au moins deux structures ludiques imbriquées. A la surface, les commerçants et leurs clientèles se cherchent, s'analysent et négocient dans les plus pures traditions commerciales, engendrant au passage joueurs, règles et spectacles. Mais la pureté de ce commerce est immédiatement troublée par la texture même de l'espace dans lequel il se déroule. Dans l'espace multimédia, les relations sont à la fois différées dans le temps et libres des polices et des sécurités traditionnelles. Il en résulte que commerçants et clientèles doivent négocier tout en pratiquant des techniques sévères pour occulter les références exactes de leurs transactions (codes, références bancaires, etc...) Or les techniques de cryptage qu'ils sont amenés à utiliser participent d'un domaine jusqu'ici réservé aux militaires. Selon les cultures des pays, cet usage de la cryptologie pose des problèmes plus ou moins importants. En France particulièrement, la loi actuelle de 1990 rend la situation aussi inextricable sur le plan pratique, que passionnante sur le plan mythologique. Le commerce multimédia est donc particulièrement fertile en joueurs aussi bien qu’en figures mythologiques. Il se fonde sur des règles fortes et organise puissamment sa galerie spectaculaire. La complexité des jeux qu’il met en œuvre semble devoir en faire le domaine de navigation le plus captivant de l’univers multimédia Les pirates Ici, la dimension mythologique est fortement privilégiée, au point de masquer les trois autres. Les pirates, dans leur grande majorité, ne sont pas à la recherche de butin à piller, mais plutôt les tagueurs nihilistes de l’univers multimédia, à la recherche de destructions spectaculaires. Les grands pirates, mondialement célèbres, sont d’abord remarquables par la qualité et l’ingéniosité de leur navigation. On est en général surpris par l’audace de leurs transgressions, qui sont de véritables tricheries au niveau de la transgression, puisqu’ils n’hésitent pas, pour progresser dans les réseaux, à sortir de l’univers multimédia et à utiliser des techniques telles que la séduction affective des détenteurs de codes secrets. On peut considérer que ce domaine est correctement développé dans les quatre dimensions mythe, acteurs, galerie et règle, si l’on accepte qu’ici, la règle se déploie en négatif, dans le sens de la transgression ultime, allant jusqu’à nier et détruire son propre univers. Les agents Ce sont des joueurs délégués, des robots abstraits, doués d’autonomie. Un joueur configure des agents, puis les envoie dans l’espace multimédia pour chercher à sa place certains types de données, suivre l’évolution de certains documents, guetter et enregistrer certains événements. Un agent peut ainsi évoluer dans un CD-ROM, dans un ensemble de disques durs, dans un réseau, dans l’Internet entier. L’agent est une évolution du pion de jeu. On sait que le pion a commencé très humblement, faisant ses premiers pas, il y quatre ou cinq millénaires, sur une simple ligne et totalement prisonnier des résultats d’un jet de dés. Il a ensuite acquis une liberté de mouvements de plus en plus grande, jusqu’à pouvoir être, par exemple, dans des jeux contemporains, un personnage doté de pouvoirs magiques. Le pion agent est l’oméga actuel de cette évolution. Stade supérieur, après un saut qualitatif considérable, il navigue seul, doté d’une logique puissante et sans aucun besoin de la main du joueur. Dès sa naissance, l’agent a été investi d’une très forte mythologie. Son autonomie est à la fois irrésistible, séduisante et terrifiante. En effet, autonomie implique possibilité d’activités incontrôlées et donc possibilité d’intervention dangereuse ou malfaisantes. Il est bien sûr prévu de les concevoir de telle sorte que seul un nombre très restreint d’actions soient à leur disposition, interdisant logiquement tout débordement. Hélas, dans le passé, les cas de piratage les plus désastreux sont toujours survenus dans des environnements où ce genre de précaution avait été pris avec la plus grande rigueur. On voit donc se construire un mythe de génie puissant à sécurité douteuse, qui promet des développements intéressants. Ici, autour d’un mythe fort, seul la règle de jeu vit également, puisqu’elle est incarnée par le porteur du mythe. Par contre, la situation est incomplète : les joueurs s’effacent de l’action véritable et la galerie n’a aucune existence. Pour progresser vers une situation plus richement célibataire, on pourra certainement analyser avec profit de l’art presque disparu de la fauconnerie, qui savait mettre en scène un dispositif très proche. Bien que ce soit aujourd’hui difficile à imaginer, il faudra inventer une manière de figurer et mettre en spectacle les navigations des agents dans l’espace multimédia. Il faudra aussi préserver leur autonomie, voire la développer, tout en ménageant un rôle constant et essentiel aux joueurs qui les pilotentratiquement, cela consistera à conjuguer le maniement de l'image et de ses projections avec celui de la logique intuitive et déductive. Les agents sont en fait l’image en positif d’objets en négatif très célèbres, dont l’existence a précédé celle des agents d’une vingtaine d’années : les virus. Les virus sont les agents de certains pirates, qui lancent à la mer multimédia ces brûlots actifs et intelligents. Le couple ambigu agent-virus initie un nouveau jeu de l’espace multimédia, où les acteurs commercent de manière différée, non seulement dans l’espace et dans le temps, mais aussi au niveau même de l’intelligence. En conclusion Dans cet espace en création que représente l’univers multimédia, presque tous les lieux sont inachevés et sont donc autant de terrains d’actions potentiels pour les investisseurs culturels. Pour ce faire, la grille élémentaire fournie par la référence aux machines célibataires est une sonde pratique, déterminant facilement les points d’action aussi bien que les directions où l’action peut s’appliquer. Pierre Berloquin